Qu’est-ce qui a changé dans les contenus de l’enseignement des lettres
au lycée ? Quels modèles culturels orientent, de façon plus ou moins
souterraine ou consciente, les pratiques enseignantes ? Tel est l’objet
de l’étude publiée par une équipe de l’INRP (sous la direction de B.
Veck) : La culture littéraire au lycée : des humanités aux méthodes
? Le point d’interrogation dit assez qu’il ne s’agit pas d’une
évolution achevée, que la discipline littéraire est caractérisée
aujourd’hui par une multiplicité de tensions entre ces deux pôles,
rarement présents à l’état pur.
Les auteurs n’ont pas cherché à partir d’une définition a priori
de la culture, toujours sujette à caution, mais plutôt à observer
quelles représentations de la culture littéraire sont à l’œuvre dans les
différents lieux où s’exerce et se définit la discipline. L’étude aborde
donc la question à travers quatre grandes directions :
1. Quelle idée de la culture littéraire se
font les enseignants de français de lycée ? (Questionnaire-enquête).
2. Quelle conception de cette même culture émerge des Instructions
Officielles et des avant-propos de manuels ? (analyse diachronique).
3. Quelle culture se proposent de vérifier les épreuves écrites au
baccalauréat ? (analyse des trois types de sujet).
4. Quels " modèles " culturels peuvent se discerner à travers les
cours dispensés aux lycéens ? (analyse de pratiques enseignantes).
Nous rendrons compte dans ce numéro des deux
premières parties de l’ouvrage.
I- LA CULTURE DISCIPLINAIRE DANS LA REPRESENTATION DES ENSEIGNANTS |
L’enquête a été menée à l’aide d’un
questionnaire (20 questions) portant sur un échantillon représentatif de
la population globale des professeurs de lycée.
Nous donnerons quelques exemples de questions, puis les conclusions de
l’enquête.
Question n° 1 : Nature de la culture
scolaire.
Comment situez-vous ce que l’étude des textes littéraires permet de
communiquer aux élèves ?
A. Des témoignages
historiques |
86 % |
B. Une représentation de
l’Homme |
87 % |
C. Une formation du goût et
de la sensibilité |
90 % |
D. Des valeurs morales,
civiques et sociales |
76 % |
E. Un accès au plaisir du
texte |
94 % |
F. Des moyens de conduire
une analyse critique des types de discours |
84 % |
Commentaire
– Absence de forte discrimination dans les réponses : tous les contenus
proposés sont disciplinairement légitimes.
– Le plaisir, valeur dominante : avec le goût, la sensibilité, cette
dimension manifesterait la liberté et la personnalité de l’individu (par
opposition à l’analyse critique, plus étroitement scolaire).
– Déclin des fonctions morales et civiques de l’étude des textes.
Question n° 3 : Connaître une œuvre
littéraire
On demandait de classer par ordre d’importance une série d’énoncés.
Exemples :
– écrire la psychologie du héros,
– connaître la biographie de l’auteur,
– caractériser le style du romancier,
– commenter le jeu des points de vue,
Etc.
La préférence va à " la description de la
psychologie du héros " puis à la caractérisation du style, le jeu des
points de vue... Les items les plus rejetés renvoient à une conception
traditionnelle (biographique) de l’histoire littéraire.D’autres items
semblent minorés (exemple : étude des lieux) car renvoyant à des
approches jugées trop techniciennes.
D’autres questions portaient sur la
connaissance de notions d’analyse littéraire, les contenus et activités
autres que littéraires : chansons, cinéma, actualité..., qui doivent
rester occasionnelles ou subordonnées aux œuvres littéraires pour la
plupart, l’analyse d’une figure de style comme la métaphore, les
lectures conseillées, les discussions pendant les cours, le métalangage,
l’évolution des œuvres étudiées (le XVIIesiècle semble en phase de
déclin).
En conclusion générale, on peut faire ressortir
les points suivants :
1. Forte identité
disciplinaire fondée sur l’étude des textes littéraires (les autres
moyens d’expression restant accessoires).
2. Evolution du corpus vers des textes contemporains
entraînant une remise en cause de la permanence du patri- moine
littéraire.
3. Réticence face au métalangage, à des méthodes
jugées technicistes, flétrissant le plaisir du texte.
La culture littéraire oscille entre la
transmission de valeurs humanistes et formatrices et celle de savoirs et
savoir-faire disciplinaires. Les enseignants privilégient la qualité du
loisir culturel de la lecture et n’acceptent pas jusqu’au bout ce
qu’implique le travail de lecture.
II- LA CULTURE
LITTERAIRE À TRAVERS LES INSTRUCTIONS OFFICIELLES ET LES
AVANT-PROPOS DE MANUELS |
A. LES INSTRUCTIONS OFFICIELLES
La notion de culture a été étudiée à travers les I.O. depuis 1923
jusqu’en 1987 selon trois axes : les objectifs visés, la description des
savoirs et savoir-faire, l’énoncé des programmes.
a) Les objectifs
Avant la seconde guerre mondiale est mis en avant le caractère gratuit,
désintéressé et universel d’une culture humaniste qui doit développer
des qualités propres à tous les hommes : intelligence, cœur, caractère,
sens moral, goût du Beau. " L’éducateur est un médecin des esprits " :
la visée normative n’est cependant pas absente. On voit également se
dessiner une opposition entre les facultés, l’intelligence (innée ?) et
les connaissances : " ce qui distingue l’enseignement du Secondaire, ce
sont moins les matières qu’on y enseigne que l’esprit dans lequel on les
enseigne ".
Après 1950, la spécificité de la discipline émerge plus clairement avec
une distinction des contenus et des objectifs, une insistance sur la
lecture qui doit permettre à la fois apprentissage de la langue et
formation à la culture. Le professeur reste un modèle qui a une "
particulière responsabilité " : " tout professeur enseigne, en même
temps que ce qu’il sait, ce qu’il est ".
Les Instructions les plus récentes (1981, 1987) assignent à
l’enseignement du français la mission de former et de socialiser
l’individu dans une tradition humaniste. Trois objectifs étroitement
liés :
– le développement des capacités de
communication et d’expression,
– l’acquisition de méthodes et techniques,
– l’appropriation d’une culture de notre temps.
Le troisième objectif passera en seconde
position en 87-88.
b) Savoirs et savoir-faire
Peu explicités jusqu’en 1947, ils restent dans une logique d’imitation-imprégnation
qui aboutit à un " art d’écrire ".
En 1964 sont abandonnés les exercices de créativité au profit des
exercices argumentatifs. L’explication de texte se propose de "
découvrir " un sens univoque à partir d’une approche impressionniste,
sentimentale. On affirme la nécessité des œuvres complètes, à travers
lesquelles les élèves pourront acquérir des notions d’histoire
littéraire (dont les cours sont proscrits).
A partir de 1981, les méthodes de lecture s’affinent, redécouverte de la
rhétorique, apports de la linguistique, texte défini comme " forme/sens
". La notion de thème est réduite ; la lecture méthodique apparaît.
c) Evolution du corpus
La pratique de listes d’auteurs au programme correspond à une tradition
bien établie en France dès le Moyen Age. Ce ne sont pas des textes qui
sont mis en avant mais des auteurs dont on peut lire souvent un texte au
choix (une pièce de Corneille...).
Au début du siècle, on constate la prédominance du XVIIe s. (7 auteurs
sur 12 en Seconde, 9 sur 20 en Première). Pour le XVIe s, Montaigne et
les poètes - la prose d’idées est préférée à la fiction (romans) et à la
poésie -. Pas de grands changements jusqu’en 1981 sinon des allégements
et le poids du découpage séculaire en 1964. En 1981, on introduit à côté
des textes littéraires les textes non littéraires, on élargit aux
écrivains contemporains et aux auteurs étrangers (sans qu’ils soient
cités), et à l’ouverture sur le monde (presse, télévision).
Enfin, les Instructions de 1987 structurent le corpus de Seconde (XVIe,
XVIIe s.) et de Première (XVIIIe, XIXe s.) tel que nous le connaissons.
Les notions à acquérir remplacent les auteurs. Les groupements de textes
font leur apparition. Le roman devient le genre dominant.
En conclusion, on peut observer une évolution
vers une rationalité croissante dans l’approche des contenus de
l’enseignement.
– Sur le plan des finalités, on passe de la
transmission de valeurs à l’acquisition de compétences de lecture et
d’expression formant l’esprit critique nécessaire au futur citoyen.
– Sur le plan des connaissances, on note un rapprochement de la
lecture des textes (avant réservée à l’évocation du patrimoine et de
la sensibilité per- sonnelle) et de la pratique raisonnée de la
langue, relevant d’une maîtrise technique.
– Sur le plan du corpus, c’est la fin d’un programme obligatoire. On
passe de la notion de culture à acquérir (centrée sur les classiques
du XVIIe s. à celle de culture personnelle à construire ; d’un modèle
unique à transmettre à un processus dynamique que chaque élève doit se
constituer. La relation entre culture scolaire et non scolaire devient
plus complexe : la liste des lectures suggérées, la prédominance du
roman jettent un pont entre les lectures réglées de l’école et les
lectures personnelles.
B. LA CULTURE À TRAVERS QUELQUES AVANT-PROPOS DE MANUELS
L’étude a porté sur les six anthologies publiées par Nathan de 1974 à
1992, observées selon trois axes :
– le corpus et son mode de structuration ;
– les savoirs de référence et les activités proposées ;
– les finalités de l’enseignement du français au lycée.
a) Le corpus
On distingue une nette évolution dans le sens d’une mise en conformité
avec les traditions scolaires des morceaux choisis des grands auteurs et
des grands cou- rants. Alors que Nathan 74 se veut ouvert aux auteurs
étrangers, contemporains, aux médias, à la paralittérature, Nathan 92 se
présente ouvertement comme une " anthologie de l’essentiel ", d’extraits
choisis parmi " les chefs-d’œuvre de la culture nationale ". Les
innovations de 74 disparaissent dès 79. Nécessité de s’adapter au
nouveau public des " 80 % au Bac " ? les auteurs se veulent " réalistes
".
Ce mouvement coïncide avec un retour de " l’ordre historique " annoncé
dès 1978 : en 74 la structuration dominante est le mode générique
privilégiant l’analyse des techniques littéraires inhérentes à chaque
genre ; en 78, la dis- tribution thématique devient prépon- dérante,
pour être rapidement supplantée, dès 79 (puis en 86 et 92) par
l’histoire littéraire.
b) Les savoirs de référence et les
activités proposées
A la restriction du corpus correspond celle du champ des savoirs
disciplinaires à partir de 78. Seul Nathan 74 déclare vouloir saisir le
fait littéraire dans sa totalité et sa complexité à partir des
innovations de la critique moderne et des apports de la linguistique. De
même, les activités se réduisent vite à celles représentées à l’examen
(explication de texte). On a évolué vers une conception utilitaire du
manuel.
c) Les finalités assignées à
l’enseignement du français au lycée.
L’examen n’est pas la seule référence dans Nathan 74 : l’élève doit "
apprendre à lire tous les langages " ; en 78 la finalité humaniste ("
faire de l’adolescent un esprit libre ") est dominante. En 92, la
finalité pragmatique de l’examen prend le dessus.
En conclusion, cette étude illustre ce que les
auteurs nomment la pluripolarité de la discipline. Celle-ci explique les
tensions qui la travaillent mais font sa richesse, dans la mesure où la
discipline se constitue sur un modèle cumulatif (humaniste + pragmatisme
+ science des textes). |