Histoire de l'éducation
La culture littéraire au lycée : Des humanités aux méthodes

(INRP, sous la direction de B.Veck)
 
   
   
Bernard CANAL

 

Qu’est-ce qui a changé dans les contenus de l’enseignement des lettres au lycée ? Quels modèles culturels orientent, de façon plus ou moins souterraine ou consciente, les pratiques enseignantes ? Tel est l’objet de l’étude publiée par une équipe de l’INRP (sous la direction de B. Veck) : La culture littéraire au lycée : des humanités aux méthodes ? Le point d’interrogation dit assez qu’il ne s’agit pas d’une évolution achevée, que la discipline littéraire est caractérisée aujourd’hui par une multiplicité de tensions entre ces deux pôles, rarement présents à l’état pur.
Les auteurs n’ont pas cherché à partir d’une définition a priori de la culture, toujours sujette à caution, mais plutôt à observer quelles représentations de la culture littéraire sont à l’œuvre dans les différents lieux où s’exerce et se définit la discipline. L’étude aborde donc la question à travers quatre grandes directions :

1. Quelle idée de la culture littéraire se font les enseignants de français de lycée ? (Questionnaire-enquête).
2. Quelle conception de cette même culture émerge des Instructions Officielles et des avant-propos de manuels ? (analyse diachronique).
3. Quelle culture se proposent de vérifier les épreuves écrites au baccalauréat ? (analyse des trois types de sujet).
4. Quels " modèles " culturels peuvent se discerner à travers les cours dispensés aux lycéens ? (analyse de pratiques enseignantes).

Nous rendrons compte dans ce numéro des deux premières parties de l’ouvrage.

I- LA CULTURE DISCIPLINAIRE DANS LA REPRESENTATION DES ENSEIGNANTS

L’enquête a été menée à l’aide d’un questionnaire (20 questions) portant sur un échantillon représentatif de la population globale des professeurs de lycée.
Nous donnerons quelques exemples de questions, puis les conclusions de l’enquête.

Question n° 1 : Nature de la culture scolaire.
Comment situez-vous ce que l’étude des textes littéraires permet de communiquer aux élèves ?

A. Des témoignages historiques 86 %
B. Une représentation de l’Homme 87 %
C. Une formation du goût et  de la sensibilité 90 %
D. Des valeurs morales, civiques et sociales 76 %
E. Un accès au plaisir du texte 94 %
F. Des moyens de conduire une analyse critique des types de discours 84 %

Commentaire
– Absence de forte discrimination dans les réponses : tous les contenus proposés sont disciplinairement légitimes.
– Le plaisir, valeur dominante : avec le goût, la sensibilité, cette dimension manifesterait la liberté et la personnalité de l’individu (par opposition à l’analyse critique, plus étroitement scolaire).
– Déclin des fonctions morales et civiques de l’étude des textes.

Question n° 3 : Connaître une œuvre littéraire
On demandait de classer par ordre d’importance une série d’énoncés.
Exemples :
– écrire la psychologie du héros,
– connaître la biographie de l’auteur,
– caractériser le style du romancier,
– commenter le jeu des points de vue,
Etc.

La préférence va à " la description de la psychologie du héros " puis à la caractérisation du style, le jeu des points de vue... Les items les plus rejetés renvoient à une conception traditionnelle (biographique) de l’histoire littéraire.D’autres items semblent minorés (exemple : étude des lieux) car renvoyant à des approches jugées trop techniciennes.

D’autres questions portaient sur la connaissance de notions d’analyse littéraire, les contenus et activités autres que littéraires : chansons, cinéma, actualité..., qui doivent rester occasionnelles ou subordonnées aux œuvres littéraires pour la plupart, l’analyse d’une figure de style comme la métaphore, les lectures conseillées, les discussions pendant les cours, le métalangage, l’évolution des œuvres étudiées (le XVIIesiècle semble en phase de déclin).

En conclusion générale, on peut faire ressortir les points suivants :

1. Forte identité disciplinaire fondée sur l’étude des textes littéraires (les autres moyens d’expression restant accessoires).
2. Evolution du corpus vers des textes contemporains entraînant une remise en cause de la permanence du patri- moine littéraire.
3. Réticence face au métalangage, à des méthodes jugées technicistes, flétrissant le plaisir du texte.

La culture littéraire oscille entre la transmission de valeurs humanistes et formatrices et celle de savoirs et savoir-faire disciplinaires. Les enseignants privilégient la qualité du loisir culturel de la lecture et n’acceptent pas jusqu’au bout ce qu’implique le travail de lecture.

II- LA CULTURE LITTERAIRE À TRAVERS LES INSTRUCTIONS OFFICIELLES ET LES AVANT-PROPOS DE MANUELS

A. LES INSTRUCTIONS OFFICIELLES
La notion de culture a été étudiée à travers les I.O. depuis 1923 jusqu’en 1987 selon trois axes : les objectifs visés, la description des savoirs et savoir-faire, l’énoncé des programmes.

a) Les objectifs
Avant la seconde guerre mondiale est mis en avant le caractère gratuit, désintéressé et universel d’une culture humaniste qui doit développer des qualités propres à tous les hommes : intelligence, cœur, caractère, sens moral, goût du Beau. " L’éducateur est un médecin des esprits " : la visée normative n’est cependant pas absente. On voit également se dessiner une opposition entre les facultés, l’intelligence (innée ?) et les connaissances : " ce qui distingue l’enseignement du Secondaire, ce sont moins les matières qu’on y enseigne que l’esprit dans lequel on les enseigne ".
Après 1950, la spécificité de la discipline émerge plus clairement avec une distinction des contenus et des objectifs, une insistance sur la lecture qui doit permettre à la fois apprentissage de la langue et formation à la culture. Le professeur reste un modèle qui a une " particulière responsabilité " : " tout professeur enseigne, en même temps que ce qu’il sait, ce qu’il est ".
Les Instructions les plus récentes (1981, 1987) assignent à l’enseignement du français la mission de former et de socialiser l’individu dans une tradition humaniste. Trois objectifs étroitement liés :

– le développement des capacités de communication et d’expression,
– l’acquisition de méthodes et techniques,
– l’appropriation d’une culture de notre temps.

Le troisième objectif passera en seconde position en 87-88.

b) Savoirs et savoir-faire
Peu explicités jusqu’en 1947, ils restent dans une logique d’imitation-imprégnation qui aboutit à un " art d’écrire ".
En 1964 sont abandonnés les exercices de créativité au profit des exercices argumentatifs. L’explication de texte se propose de " découvrir " un sens univoque à partir d’une approche impressionniste, sentimentale. On affirme la nécessité des œuvres complètes, à travers lesquelles les élèves pourront acquérir des notions d’histoire littéraire (dont les cours sont proscrits).
A partir de 1981, les méthodes de lecture s’affinent, redécouverte de la rhétorique, apports de la linguistique, texte défini comme " forme/sens ". La notion de thème est réduite ; la lecture méthodique apparaît.

c) Evolution du corpus
La pratique de listes d’auteurs au programme correspond à une tradition bien établie en France dès le Moyen Age. Ce ne sont pas des textes qui sont mis en avant mais des auteurs dont on peut lire souvent un texte au choix (une pièce de Corneille...).
Au début du siècle, on constate la prédominance du XVIIe s. (7 auteurs sur 12 en Seconde, 9 sur 20 en Première). Pour le XVIe s, Montaigne et les poètes - la prose d’idées est préférée à la fiction (romans) et à la poésie -. Pas de grands changements jusqu’en 1981 sinon des allégements et le poids du découpage séculaire en 1964. En 1981, on introduit à côté des textes littéraires les textes non littéraires, on élargit aux écrivains contemporains et aux auteurs étrangers (sans qu’ils soient cités), et à l’ouverture sur le monde (presse, télévision).
Enfin, les Instructions de 1987 structurent le corpus de Seconde (XVIe, XVIIe s.) et de Première (XVIIIe, XIXe s.) tel que nous le connaissons. Les notions à acquérir remplacent les auteurs. Les groupements de textes font leur apparition. Le roman devient le genre dominant.

En conclusion, on peut observer une évolution vers une rationalité croissante dans l’approche des contenus de l’enseignement.

– Sur le plan des finalités, on passe de la transmission de valeurs à l’acquisition de compétences de lecture et d’expression formant l’esprit critique nécessaire au futur citoyen.
– Sur le plan des connaissances, on note un rapprochement de la lecture des textes (avant réservée à l’évocation du patrimoine et de la sensibilité per- sonnelle) et de la pratique raisonnée de la langue, relevant d’une maîtrise technique.
– Sur le plan du corpus, c’est la fin d’un programme obligatoire. On passe de la notion de culture à acquérir (centrée sur les classiques du XVIIe s. à celle de culture personnelle à construire ; d’un modèle unique à transmettre à un processus dynamique que chaque élève doit se constituer. La relation entre culture scolaire et non scolaire devient plus complexe : la liste des lectures suggérées, la prédominance du roman jettent un pont entre les lectures réglées de l’école et les lectures personnelles.

B. LA CULTURE À TRAVERS QUELQUES AVANT-PROPOS DE MANUELS
L’étude a porté sur les six anthologies publiées par Nathan de 1974 à 1992, observées selon trois axes :

– le corpus et son mode de structuration ;
– les savoirs de référence et les activités proposées ;
– les finalités de l’enseignement du français au lycée.

a) Le corpus
On distingue une nette évolution dans le sens d’une mise en conformité avec les traditions scolaires des morceaux choisis des grands auteurs et des grands cou- rants. Alors que Nathan 74 se veut ouvert aux auteurs étrangers, contemporains, aux médias, à la paralittérature, Nathan 92 se présente ouvertement comme une " anthologie de l’essentiel ", d’extraits choisis parmi " les chefs-d’œuvre de la culture nationale ". Les innovations de 74 disparaissent dès 79. Nécessité de s’adapter au nouveau public des " 80 % au Bac " ? les auteurs se veulent " réalistes ".
Ce mouvement coïncide avec un retour de " l’ordre historique " annoncé dès 1978 : en 74 la structuration dominante est le mode générique privilégiant l’analyse des techniques littéraires inhérentes à chaque genre ; en 78, la dis- tribution thématique devient prépon- dérante, pour être rapidement supplantée, dès 79 (puis en 86 et 92) par l’histoire littéraire.

b) Les savoirs de référence et les activités proposées
A la restriction du corpus correspond celle du champ des savoirs disciplinaires à partir de 78. Seul Nathan 74 déclare vouloir saisir le fait littéraire dans sa totalité et sa complexité à partir des innovations de la critique moderne et des apports de la linguistique. De même, les activités se réduisent vite à celles représentées à l’examen (explication de texte). On a évolué vers une conception utilitaire du manuel.

c) Les finalités assignées à l’enseignement du français au lycée.
L’examen n’est pas la seule référence dans Nathan 74 : l’élève doit " apprendre à lire tous les langages " ; en 78 la finalité humaniste (" faire de l’adolescent un esprit libre ") est dominante. En 92, la finalité pragmatique de l’examen prend le dessus.

En conclusion, cette étude illustre ce que les auteurs nomment la pluripolarité de la discipline. Celle-ci explique les tensions qui la travaillent mais font sa richesse, dans la mesure où la discipline se constitue sur un modèle cumulatif (humaniste + pragmatisme + science des textes).