Si l’on porte un regard d’économiste sur l’évolution de
l’humanité, on sait qu’on est passé d’une société basée sur la production de
richesses à celle fondée sur la consommation des mêmes richesses.
La société dite de production a prévalu dans les pays riches jusqu’à la moitié
du XXème siècle. L’économie est alors basée sur la production. Cette
production s’adapte comme elle le peut aux besoins des consommateurs, mais
elle ne les devance pas. Dans une économie de production, on ne peut acheter
(c’est-à-dire entrer en possession) un bien en quelques minutes. L ’exemple du
secteur de la confection (habillement) est tout à fait illustratif. Jusqu’à
l’avènement de la société de consommation, c’est l’artisan couturier, le
tailleur, qui réalisait sur mesure un vêtement. De même le cordonnier qui
réalisait sur mesure des chaussures. C’est l’acte de production qui primait,
et le besoin du consommateur y était subordonné. La conséquence en était une
juste fourniture de biens, sans surproduction.
Aujourd’hui le métier de tailleur a presque disparu, ainsi que celui de
cordonnier au sens d’artisan fabricant des chaussures. La société dite de
consommation pose le primat de l’acte de consommation. L’appareil productif
doit anticiper la demande, du moins celle répétitive. Ainsi peut-on acheter
immédiatement un vêtement, non plus sur mesure, mais adapté aux tailles
couramment rencontrées dans une espèce humaine. La satisfaction de la majorité
des besoins du consommateur peut-être assurée instantanément. La conséquence
inévitable en est la surproduction. On se trouvera fréquemment face à des
stocks invendus. Tout l’art des sciences du commerce et de la gestion
(marketing et management) vise entre autres à limiter ces surproductions par
une appréciation des besoins des consommateurs la plus proche de la réalité,
et de trouver des solutions aux cas de surproduction résiduels. Dans le
domaine culturel, c’est ainsi qu’on a vu se développer dans tous les pays
riches des commerces de librairie dits du second circuit, dont le but est
d’écouler à bas prix les stocks invendus des éditeurs.
Depuis quelques décennies, le monde s’intellectualise. Nous entendons par là
le fait que la majorité de ce qui est produit sur terre aujourd’hui est
d’ordre intellectuel. En valeur économique, on produit de plus en plus de
services et en proportion de moins en moins de biens. Plus encore, la valeur
d’un bien, lorsqu’on la décompose, se décline en une part toujours plus
limitée de la valeur de la matière première et une part toujours plus grande
d’un service intellectuel. Prenons l’exemple d’une tasse à thé en porcelaine
d’usage courant. Le coût du kaolin et même de la fabrication matérielle de la
tasse entre pour une part presque négligeable dans le prix de vente de la
tasse. Mais le plus gros des coûts portera éventuellement sur le brevet de
fabrication, certainement sur la licence du modèle, et sur les marges prises
par les distributeurs (prestataires de service) qui se sont entremis entre la
tasse sortant de l’usine et le consommateur. Or ces prestataires de services
eux-mêmes ont un rôle presque entièrement intellectuel. Le coût du transport
et de la livraison est minime dans la facturation de leur activité par rapport
à tous les services intellectuels : réception de commande, acheminement de
l’ordre, établissement de la facture, tenue de la comptabilité,
fiscalité…(voir aussi sur ce sujet
Place de la propriété intellectuelle dans le monde)
Dans les domaines culturels, la circulation d’un bien déjà intellectuel s’est
ainsi alourdie d’une pléiade de services intellectuels dans lesquels la
livraison matérielle du bien porteur de l’objet culturel ne joue plus que pour
une part tout à fait résiduelle. Certes, les droits d’auteur restent cantonnés
aux alentours des 10% du prix de vente d’un ouvrage. Mais au côté du droit
d’auteur, toute la chaîne des services intellectuels se sont multipliés depuis
la Révolution : éditeur, directeur de collection, correcteur, maquettiste,
distributeur, libraire… En matière de multimédia et d’audiovisuel les chaînes
de prestations de services sont encore plus complexes et les partenaires plus
nombreux.
La monnaie a suivi la même évolution et s’est dématérialisée. Partis d’espèces
sonnantes et trébuchantes, c’est-à-dire de pièces d’argent ou d’or
portant en elle-même leur propre valeur en métal, on en est venus à la monnaie
dite fiduciaire (basée sur la confiance dans une banque d'État – ou
privée - garante de sa valeur) par le biais des billets de banque. L’étape
suivante fut la monnaie dite scripturale. Une simple écriture sur un
papier et donnant ordre à une banque de verser à un créancier une somme
débitée sur son propre compte prend valeur officielle. C’est la naissance des
effets de commerce (lettres de change et autres systèmes réservés aux
commerçants) et des chèques. Une écriture sur un morceau de papier se
répercute par une passation d’écritures dans le livre de comptes de la banque
et au transfert de la somme d’un compte à l’autre : on ne traite donc plus que
des données comptables. Nous en sommes actuellement à la monnaie
électronique avec la généralisation de la carte bancaire et des paiements
en ligne. Les écritures ne sont plus rédigées sur du papier, elles sont
intégralement passées sous forme informatique d’un bout à l’autre du circuit
économique…
De sorte que depuis quelque 25 ans, la société de consommation a pris un
aspect nettement plus intellectuel, ou, pour être très clair, nettement plus
informationnel. Toute prestation de service intellectuelle ne
manipule que des objets de l’ordre de l’information (un bon de commande, une
facture, un virement bancaire sont des opérations portant sur des informations
ayant une valeur comptable..). Tout, peu à peu, devient information. Tout se
dématérialise et tout se virtualise… Une société de consommation dans laquelle
on ne consomme presque plus que de l’information devient logiquement une
société de l’information.
Nous avons mis l’accent sur la très forte présence du secteur culturel dans
cette société de l’information. Ce secteur en est un des bastions les plus
essentiels. Une bonne nouvelle donc : les filières culturelles et de
l'information, comme les industries du même nom ont le vent en poupe !
On parle beaucoup ici et là, et notamment dans la presse,
d’industrie de l’information. Et on désigne sous ce terme l’ensemble
des entreprises travaillant dans le domaine de la société dite de
l’information. Or une bonne part de la société de l’information relève du
secteur culturel. Et si on y regarde de près, les industriels dites de
l’information, s’inscrivent, pour beaucoup, dans le secteur culturel. Nous
illustrerons notre propos par un fait.
L’ex Direction générale XV de la Commission européenne a réalisé à l’été de
1994 une audition de partenaires économiques de la future société de
l’information (1). Sur les quelque 75 représentants, on
dénombrait seulement deux délégués parlant au nom des métiers de l’information-documentation
: l’ADBS et la British Library. Mais parmi les partenaires économiques de
droit privé et donc à but lucratif, ce n’était pas les grands serveurs de
bases de données qui étaient présents, mais, au côté des fournisseurs
d’infrastructure tels que les opérateurs de réseau de télécommunication,
c’était très majoritairement les groupements européens d’auteurs, de
compositeurs et d’interprètes, les sociétés d’exploitation de droits
audiovisuels qui étaient présentes.
Ainsi apparaît-il que l’industrie dite de l’information est principalement
celle du loisir culturel. Deux autres éléments viendront étayer notre
démonstration.
L’accord de Marrakech relatif à l’Organisation mondiale du commerce
(OMC, en anglais WTO World trade organization) comporte un volet sur les
droits de propriété intellectuelle. Si ce volet a été l’objet de tractations
et d’une médiatisation importante, c’est qu’il est l’enjeu des réseaux
intellectuels qui se mettent en place, non pas pour les quelques milliers de
professionnels de l’information qui sur la planète consultent chaque année les
bases de données et aujourd’hui l’Internet pour y glaner des informations
stratégiques, c’est bien pour protéger les droits d’auteurs et les droits
voisins (interprètes, producteurs, etc.) face à l’industrie naissante du
loisir culturel.
L’accord de répartition de la planète en zones de droits concernant la
production mondiale de DVD, support qui supplante aujourd’hui très rapidement
la vidéocassette et le laser disc, est aussi emblématique de cette prévention
au sujet de la gestion des droits intellectuels artistiques. Indépendamment de
cela, l’énorme explosion du marché du DVD, qui supplante en ampleur de
phénomène le vieux marché de la vidéocassette et celui déjà très florissant du
CD audio, montre à quel point il se met en place un réel marché de l’industrie
culturelle.
|cc| Didier Frochot – septembre 2000.
Note :
1. Rappelons que la Communauté européenne a très vite substitué le concept d’autoroutes de l’information cher à Albert Gore, alors vice-président des États-Unis, par le concept de société de l’information, reprenant en cela une notion plus ancienne. C’est dans les années 1994-95 que la communauté a adopté ce concept.